Extrait tiré du livre en anglais
Prologue
« Le cerveau est plus spacieux que le Ciel –
Car –
mettez-les cote a cote –
L’un
contiendra l’autre sans peine-
Et
Vous – de surcroit -. »
-- Emily Dickinson
J’avais seize
ans lorsque j’ai découvert le monde de la synesthésie.
C’était en 1968. Mon père et moi étions dans la
cuisine : lui, dans son coin favori pour les
discussions, à côté de la porte du garde-manger ; et,
moi-même, sur une chaise près de la fenêtre. Nous
évoquions tous les deux des souvenirs remontant à
l’époque où j’étais une petite fille apprenant à écrire
les lettres de l’alphabet. Nous nous sommes souvenus
qu’avec son aide, j’avais appris à écrire toutes les
lettres très rapidement, à l’exception de la lettre
« R ».
« Jusqu’à ce
qu’un jour, ai-je dit à mon père, je réalise que pour
faire un R, tout ce que j’avais besoin de faire, était
tout d’abord d’écrire un P, puis de dessiner une ligne
descendante à partir de la boucle du P. Et, j’étais
tellement surprise de pouvoir transformer une lettre
jaune en lettre orange, simplement en ajoutant une
ligne.
– Lettre
jaune ? Lettre orange ?, a dit mon père. Que veux-tu
dire ?
– Eh bien, tu
sais, ai-je dit. P est une lettre jaune et R est une
lettre orange. Tu sais : la couleur des lettres.
– La couleur
des lettres ?, a dit mon père »
Ce sujet
n’avait jamais surgi auparavant, dans aucune
conversation. Je n’avais jamais pensé à le mentionner à
qui que ce soit. Aussi loin que mes souvenirs pouvaient
remonter, chaque lettre de l’alphabet avait toujours eu
une couleur différente. Chaque mot avait aussi sa propre
couleur, de même que chaque chiffre. La couleur faisait
partie intrinsèque des lettres, des mots et des
chiffres, autant que leur forme, et comme leur forme,
les couleurs étaient toujours les mêmes. Elles
apparaissaient automatiquement et je ne pouvais pas les
altérer.
J’avais
toujours pensé que le monde entier partageait ces
perceptions avec moi. La réaction perplexe de mon père
était totalement inattendue. De mon point de vue, il me
semblait que je venais de faire une déclaration aussi
ordinaire que « les pommes sont rouges » et les
« feuilles sont vertes », mais je venais de susciter une
réponse complètement abasourdie. Je ne savais pas encore
que voir des choses telles que des P jaunes et des R
oranges, des B verts et des 5 violets, des lundis
marrons et des jeudis turquoises était une particularité
unique à une personne parmi deux mille comme moi-même,
hébergeant un phénomène neurologique bizarre appelé
« synesthésie ». Dans la synesthésie, lorsque l’un des
cinq sens est stimulé, celui-ci plus un
autre répondent tous les deux. Cela peut amener les
synesthètes à connaître des perceptions mélangées de
façon curieuse, telles que les mots et les sons ayant
des couleurs et même des goûts, et les goûts ayant des
formes. Plus tard au cours de ma vie, j'ai eu l'occasion
de lire des articles sur des synesthètes, tels que
Michael Watson (qui est le sujet du livre The
Man Who Tasted Shapes [l’homme qui goûtait les
formes], par le neurologue Dr. Richard Cytowic). Un
autre synesthète a décrit le nom « Francis » comme ayant
« le goût de haricots au four » ; une autre artiste
encore, Carol Steen, déclare que les fortes céphalées
dues aux sinusites ont une « couleur orange terrassante »,
alors que les plus faibles sont « seulement vertes ». Au
cours des dix dernières années environ, les
neuroscientifiques, travaillant pour la plupart à
l’Université de Cambridge en Angleterre, ont fait des
études prouvant que la synesthésie pouvait être
transmise génétiquement, produisant un modelage
inhabituel des neurones dans le cerveau des synesthètes
et provoquant le croisement de la vue avec l’audition,
celui du goût avec le toucher.
Mais ce
jour-là, dans la cuisine, mon père et moi n’avions
jamais entendu parler de synesthésie, et nous étions
tous les deux déroutés. L’étonnement de mon père s'est
accru lorsqu’il a appris que sa fille voyait non
seulement des lettres colorées, mais aussi des chiffres
et des unités temporelles en couleurs : une semaine
était un trottoir coloré composé de sept carrés, un pour
chaque jour, et une année était une corde allongée
composée de douze rectangles colorés. Mon père était
surpris de mes descriptions et j’étais étonnée de sa
surprise. Pour moi, cela a été l’un de ces moments de
réalisation, au cours duquel j’ai entrevu que le monde
pouvait ne pas vraiment être comme celui dont j'avais
pris conscience en grandissant. Ce fut un moment où la
question la plus simple parmi celles qui lient les êtres
humains socialement (Voyez-vous la même chose que moi ?)
a eu l’air de rester en suspens dans le vide,
indépendante de tout contexte partagé.
Je me suis
soudainement sentie abandonnée sur ma propre île privée
où les C étaient bleus marine, les D marrons foncés, les
7 verts brillant et les V couleur de vin. Quelles autres
choses pouvais-je voir différemment du reste du monde ?
me suis-je demandée. Que voyait le reste du monde que je
ne voyais pas ? Il me vint à l’esprit que, peut-être,
chaque personne au monde avait une petite bizarrerie de
perception dont elle n’était pas consciente, qui la
plaçait sur une île privée, mystérieusement séparée des
autres. J’ai eu soudain le sentiment étourdissant qu’il
y avait peut-être autant de ces « îles » privées qu’il y
avait de personnes dans le monde.
Cette
conversation dans la cuisine a propulsé mon père dans
toutes les bibliothèques et toutes les librairies, à la
recherche de lambeaux d’informations qui pouvaient
expliquer les perceptions étranges de sa fille. Sa quête
a débouché sur la découverte du mot magique
« synesthésie », qui plaça mes perceptions sur la carte
d’un terrain reconnu de l’expérience humaine. Il releva
la référence à la synesthésie dans un article sur la
méditation, dans une copie de Yoga Digest
(condensé de yoga) trouvée dans une librairie pour
livres d’occasion. Mon père et moi, nous avons découvert
par la suite que d’autres avaient aussi exploré
l’univers de la synesthésie : le poète français du
dix-neuvième siècle, Arthur Rimbaud a écrit un poème
intitulé « Voyelles » illustrant la vison de voyelles
colorées ; l’un des plus grands romanciers du vingtième
siècle, Vladimir Nabokov, a décrit son alphabet en
couleurs dans son autobiographie Autres rivages ;
les compositeurs Franz Liszt et Olivier Messiaen
voyaient tous les deux des notes de musique colorées, ce
dernier les célébrant dans ses compositions comme par
exemple dans « Les couleurs du temps » ; le peintre
David Hockney a décrit comment le fait d’entendre de la
« musique colorée » l’a aidé à concevoir des décors de
scène pour le Metropolitan Opera ; l’artiste Carol Steen
exprime ses perceptions synesthétiques dans ses
sculptures et sa peinture ; et le physicien, Richard
Feynman, a décrit les équations colorées qui l’ont aidé
à formuler la théorie quantique pour laquelle il a reçu
un Prix Nobel.
Des esprits
bien moins prestigieux ont fait l’expérience du monde
synesthétiquement, mais ceux qui possèdent ces esprits
ont tendance à garder leurs perceptions sous silence,
car ils se sentent inhibés par le fait que tant de gens
n’ont jamais connu ni n'ont jamais entendu parler de la
synesthésie. Nous, les synesthètes, avons appris tôt que
pour la plupart des gens, nos perceptions sont purement
capricieuses, voire suspectes. Les autres ne voient pas
ce que nous voyons, et ils ne sont pas convaincus que
nous le voyons nous-mêmes.
Pendant des
siècles, les scientifiques n’ont su que faire des
étranges rapports des synesthètes : avec seulement des
évidences anecdotiques sur lesquelles s’appuyer, les
tentatives de recherche se sont interrompues. Même le
scientifique du dix-neuvième siècle, Sir Francis Galton,
qui a réellement consacré son temps à étudier les
rapports de perceptions synesthétiques, a proclamé
initialement que « tous ces rapports sont encore plus
lunatiques les uns que les autres ». Maintenant que la
science dispose de la technologie lui permettant
d’explorer l’intérieur du cerveau et d’observer son
activité, l’étude de la synesthésie a repris. De nos
jours, les scientifiques des universités et des
instituts les plus importants (Yale, Université de
Californie, M.I.T, Université de Grenade, Université de
Waterloo et Cambridge), impatients de connaître les
secrets que la synesthésie peut révéler sur le cerveau
humain, sont en train d’étudier des cerveaux de
synesthètes à l’aide de dispositifs de balayage de haute
technologie.
De retour en
1993, il s’est trouvé que mon mari Josh est tombé par
hasard sur un article portant sur l’une de ces récentes
recherches sur la synesthésie, publié dans le magazine
The Economist, aussi étrange que cela puisse
paraître. En me passant cet article l’air de rien, il me
demanda : « N’est-ce-pas ce que tu as ? » L’article
intitulé « Purple Prose » (prose magenta) (écrit par
Alison Motluck, elle-même une synesthète), parlait de
recherches effectuées à l’Institut de Psychiatrie de
Londres, où le docteur Simon Baron-Cohen dirigeait une
équipe de neuroscientifiques et dont les résultats
prouvaient qu’un phénomène vraiment différent se
produisait dans le cerveau des synesthètes. J’écrivis
immédiatement au docteur Baron-Cohen, et je fis même un
« pèlerinage » à Londres l’été suivant, pour le
rencontrer. Autour d’une tasse de thé dans son bureau de
Denmark Hill à Londres, le docteur Baron-Cohen me
raconta comment les synesthètes possédant un langage
coloré traitent la langue et les sons dans une partie de
leur cerveau généralement réservée au traitement des
informations visuelles. Il me parla de l’Association
internationale de synesthésie (ISA, où International
Synesthesia Association), qui avait sponsorisé des
conférences d’un jour organisées autour de présentations
données par des synesthètes et des chercheurs. Je suis
devenue peu après un membre de l’ISA, et quelques années
plus tard, je me suis rendue en Angleterre pour assister
à l’une des ces conférences données à l’Université de
Cambridge.
À cette
réunion de Cambridge, cinquante synesthètes environ se
sont rassemblés pour écouter des présentations dans
lesquelles nos perceptions étaient parées du langage
distingué des « trouvailles » scientifiques. Des
chercheurs ont déclaré que les descriptions des
synesthètes reflétaient des points communs. Pour
beaucoup d’entre nous, un mot adopte l’empreinte colorée
de sa première lettre. Presque tous voient les lettres
O, I et U dans la même gamme de couleurs (blanche, du
blanc au gris pâle, du jaune au marron clair,
respectivement). Nous avons également appris qu’une base
génétique potentielle de la synesthésie était en cours
d’étude, dans la mesure où ce phénomène avait tendance à
se retrouver dans les familles. Les chercheurs nous ont
dit qu’en étudiant la synesthésie, ils espéraient
comprendre davantage le fonctionnement mystérieux du
cerveau humain et, peut-être, la manière dont toutes les
personnes, synesthètes et non synesthètes, filtrent
leurs perceptions et « colorent » leur monde.
Pendant que
les synesthètes discutaient au cours de la réception de
thé et de biscuits donnée dans l’élégant salon Old
Combination Room de Cambridge, tous exultaient. La
phrase entendue le plus souvent était : « Je me sens
validé(e) ». Ici, se trouvaient des personnes à qui leur
famille, leurs amis et leurs collègues avaient dit
pendant des années que leurs perceptions de sons colorés
étaient « ridicules », « fausses », ou pire encore
« fabriquées ». La plupart avaient abandonné, il y a
longtemps, l’idée de partager de telles perceptions avec
les autres. Une femme de Cambridge d’un certain âge, à
la voix douce, me confia : « Lorsque j’étais enfant et
que j’ai dit pour la première fois que le nom de chaque
personne avait une couleur, on m’a répondu que je devais
être très stupide ou très bête pour dire de telles
choses.» Plus tard à l’âge adulte, elle était enchantée
de participer aux recherches universitaires sur la
synesthésie.
Le sentiment
d’auto-validation soulagée que la plupart ont éprouvé ce
jour-là n’est pas surprenant lorsque l’on considère tout
ce qui se cache derrière la question « Vois-tu ce que je
vois ? » (qui vais-je épouser, quels seront mes amis et
mes alliés au bureau). Il s’agit de l’une des questions
de base qui nous propulsent dans la vie, nous conduisant
à partager certains de nos moments les plus intimes avec
d’autres, renforçant notre sentiment d’identité et de la
réalité du monde.
De retour
chez moi à New York, et loin de l’assemblée des
synesthètes de Cambridge, je me suis tournée vers
l’Internet, ce grand validateur de perceptions
extraordinaires. En même temps que je me connecte au
site Web de MIT sur la synesthésie, je réalise que je
suis en train de poursuivre la conversation que j’avais
commencée avec mon père en 1968.
Bien avant
l’invention de l’Internet et bien avant que des
universités prestigieuses accordent de la dignité à
l’étude de la synesthésie grâce à des conférences et des
sites Web, mon père, tout seul, avait validé ce que je
voyais. Parce qu’il était convaincu qu’il existait une
certaine logique interne aux perceptions inhabituelles
de sa fille, il s’était engagé volontairement à mettre
de côté l’incrédulité, condition requise pour qu’une
vision ouvre la voie à une autre.
Il y a
quelques mois, je fouillais dans un tiroir, dans cette
même cuisine où mon père et moi avions eu notre
conversation sur mon alphabet coloré, il y a de
nombreuses années. J’y trouvai, par hasard, un dessin
que j’avais fait à sept ans, intitulé « Chats bleus pour
papa». Au dos de ce dessin, dans une note ajoutée au
mois de mai 1968, mon père avait écrit : « Remarque sur
les œuvres de Patty : elle vient de me dire aujourd’hui
que « chat » est un mot bleu. Je comprends maintenant
pourquoi ces chats sont bleus. »
Chapitre 1
« Les couleurs se cachent derrière toute
chose, y compris la nuit. »
-Katherine Vaz, Saudade
Du plus loin que
je me souvienne, les lettres de l’alphabet, les chiffres et
les mots ont toujours été en couleurs. Mais, je me souviens
aussi qu’à l’époque précédant mon éducation, avant que je ne
sache comment lire et écrire, chaque mot évoquait, dans mon
esprit, sa propre image unique, colorée et inaltérable. Je
dessinais parfois l’image des mots que je « voyais », et je
les montrais à mon père, comme je le faisais pour tous mes
dessins.
À cette époque,
mon père était souvent à la maison. Tout d’abord, parce
qu’il avait interrompu sa carrière pour pouvoir prendre soin
de son propre père, devenu dépressif à la suite de la
vieillesse et de la maladie. Ensuite, parce qu’il devint
lui-même dépressif à la mort de son père. Ma mère m’a dit
que je le réconfortais. Je pense que nos expériences sur la
couleur y ont contribué.
Je me souviens de
mon père assis dans le grand fauteuil du salon, vert et
affaissé, son coude sur l’accoudoir, son menton dans la
main. Je tirais sur cette main avec toute la ténacité de mes
quatre ans, déterminée à lui poser des questions sur mes
crayons. J’avais besoin d’une couleur qui ne se trouvait pas
dans ma boîte à crayons. Que pouvais-je faire ? Lorsque
j’étais petite, je dessinais beaucoup et les crayons
jouaient un rôle important dans ma vie. À cause de mon
insistance, mon père se laissa tirer hors de cet horrible
fauteuil trop rembourré et je l’entraînai du côté de ma
petite table rouge brillante où, chaque jour, je dessinais
toutes sortes de dessins. Cette petite table pour enfant
débordait toujours de papier à dessin et de crayons de
toutes les couleurs, de toutes les tailles et de toutes les
formes. « Mais je n’ai de pas rose, dis-je à mon père, et
j’ai besoin de rose. » La couleur rose était très importante
ce jour-là. J’étais en train de dessiner l’image d’un mot ;
je ne me souviens plus lequel maintenant, mais je me
souviens qu’il y avait beaucoup de rose dans cette image.
J’aimais dessiner
les différentes images qui apparaissaient dans mon esprit
lorsque j’entendais des mots. Je n’ai jamais pensé à dire à
qui que ce soit que ces dessins représentaient les images
des mots. C’étaient tout simplement mes « dessins ». Ils
étaient très cohérents, chacun incorporant tout un ensemble
de formes et de couleurs, comme les modèles d’un
kaléidoscope. Le mot que je dessinais ce jour-là avait
beaucoup de rose dans son modèle.
« Si tu n’as pas
de rose, me dit mon père, tu peux peut-être prendre ton
crayon rouge. Et colorie très légèrement pour que ça
ressemble à du rose.
– Non, dis-je,
j’ai besoin de rose. »
Mon père avait
l’air fatigué. À cette époque-là, il ne dormait pas toujours
bien la nuit et il avait souvent l’air fatigué toute la
journée. Pendant un moment, j’ai pensé qu’il allait me
quitter pour retourner dans son fauteuil dans le salon. Mais
j’avais besoin d’aide avec mes couleurs, donc je savais
qu’il allait rester.
« J’ai besoin de
rose, papa, dis-je encore une fois.
– Bien, dit mon
père, on peut peut-être faire du rose avec ton crayon rouge
et ton crayon blanc.
– Faire du
rose ?, ai-je demandé.
– Oui, dit mon
père. Si on mélange deux couleurs, on peut faire une
nouvelle couleur complètement différente.
– Une nouvelle
couleur complètement différente ? répétai-je émerveillée. On
peut faire du rose ? » Cela semblait magique. Mon admiration
d’enfant garda mon père, là près de ma petite table rouge,
et l’empêcha de retourner vers son fauteuil gris-vert. Il me
proposa même d’aller dans la cuisine pour faire une
expérience avec des couleurs, en faisant de nouveaux crayons
avec de nouvelles couleurs tout en mélangeant et en
recombinant les crayons colorés de ma boîte.
Dans la cuisine,
les rayons du soleil filtraient par la fenêtre qui donnait
sur le cerisier du jardin, derrière la maison, où les
oiseaux se perchaient et picoraient les petites cerises
rouges. J’observais avec beaucoup d’excitation mon père qui
râpait mes crayons avec la râpe à légumes de ma mère. Des
copeaux de crayons rouges vifs et blancs tombaient de la
râpe dans la casserole au-dessus du feu, pendant que les
moineaux gazouillaient et que les ombres du cerisier du
jardin tremblaient autour de nous, sur les murs de la
cuisine. Mon père alluma la flamme du brûleur de la
cuisinière, et je regardais, fascinée, les copeaux de crayon
se liquéfier. Mon père versa ensuite ce liquide dans le
corps vide d’un stylo à bille en métal et le mit dans le
four. Après l’avoir laissé « incuber » dans le four assez
longtemps, il enleva le stylo, l’ouvrit et, comme un poussin
sortant de son œuf, un nouveau crayon rose était né, un peu
bizarre de forme, mais néanmoins un crayon rose utilisable.
J’étais
complètement excitée. Je dansais dans les rayons de soleil
de la cuisine avec mon nouveau crayon rose.
« Est-ce-que je
peux faire plus de couleurs ? » demandai-je pour que mon
père reste avec moi dans la cuisine ensoleillée.
Nous répétâmes
l’expérience, mélangeant différentes couleurs de crayon pour
en faire de nouvelles. Parfois, pendant que j’attendais que
tel ou tel crayon cuise, je remarquais que mon père avait
l’air triste, le regard fixé au fond de choses que je ne
pouvais voir. Mais, ensuite, je tirais sur sa main et
insistais qu’il était temps de « voir plus de couleurs de
l’arc-en-ciel » et de faire plus de crayons. Mon père se
leva et fit fondre ensemble un Crayola jaune et un autre
vert sapin pour faire du vert chartreuse, puis un crayon
jaune et un autre rouge pour faire de l’orange soleil.
Une idée me
vint : si nous pouvons faire de nouvelles couleurs si
merveilleuses simplement en mélangeant deux crayons,
imaginez la couleur magnifique que l’on pourrait faire si
nous combinions tous les crayons colorés. Je demandai à mon
père si nous pouvions faire un crayon composé de toutes les
couleurs de ma boîte à crayons.
Il hésita un
instant, puis dit : « Eh bien, nous allons faire une
expérience. Et nous verrons ce qui va se passer. » Alors, il
râpa et fit fondre tout le reste de mes crayons, faisant des
confettis de crayons de toutes les couleurs, qui devinrent
ensuite des rubans de liquide coloré dans la casserole.
Après avoir versé ce liquide dans le corps d’un stylo, nous
attendîmes car mon père disait : « Celui-là va prendre plus
longtemps à cuire. » Il se rendit dans le salon et s’assit
dans son fauteuil.
« Papa, papa,
viens voir les couleurs de l’arc-en-ciel, viens voir les
couleurs de l’arc-en-ciel !» Je scandais cette tirade sans
arrêt, tout en courant entre le salon et la cuisine.
Au bout d’un
moment, mon père me laissa l’attirer vers la cuisinière. Il
sortit le corps du stylo du four et l’ouvrit ; à ma grande
déception, ce qui émergea n’était pas l’une des « couleurs
de l’arc-en-ciel » magnifiques à laquelle je m’attendais,
mais tout simplement un crayon noir.
« Papa,
pourquoi ?, demandai-je. Pourquoi simplement noir ?
– Lorsque tu
mélanges toutes les couleurs ensemble, me répondit gentiment
mon père en voyant ma déception, tu obtiens du noir. »
Mon esprit
d’enfant associa alors le fait que les rubans prometteurs de
couleur devenaient noirs à la tristesse de mon père.
Tout le reste de
la journée, je restais assise à ma petite table rouge,
coloriant furieusement avec mon crayon noir, remplissant le
papier à dessin d’un fond noir sur lequel je dessinais des
images de mot aux couleurs vives. En fait, c’était la
manière dont l’image des mots m’apparaissait : des modèles
lumineux et colorés, surgissant de l'obscurité, évoqués par
les sons des mots.
Plus tard, ce
jour-là, je montrais à mon père toutes les images pleines de
couleurs que j’avais dessinées avec mes crayons. Il ne m’est
jamais venu à l’esprit de lui dire qu’elles représentaient
des mots. C’étaient tout simplement « mes dessins ». Je me
souviens très bien d’aimer le son du mot « dessin » et d’en
tracer également une image. Mais maintenant, j’ai simplement
un souvenir vague de tout cela ou de tout ce à quoi
ressemblaient ces images de mot.
Certaines
personnes m’ont demandé pourquoi je n’ai jamais mentionné
mes mots colorés lorsque j’étais enfant. Il ne m’est jamais
venu à l’esprit d’en parler. Ils faisaient simplement partie
du monde que j’étais en train de découvrir. À cet âge, les
occurrences variées étaient inextricablement tissées
ensemble pour créer un seul modèle d’expérience vécue. Je
n’ai jamais pensé à analyser ce modèle et à décrire les
images qui apparaissaient dans mon esprit comme si elles
étaient quelque chose d’inhabituel. Je n’avais eu l’idée
qu’elles étaient inhabituelles. La vision de ces images a
toujours fait partie de mon expérience liée à l’entente des
mots, et je n’ai jamais eu l’idée de me demander si d’autres
gens entendaient des mots sous forme d’images colorées. Je
pensais seulement que les images qui apparaissaient dans mon
esprit étaient jolies et je voulais les dessiner pour égayer
mon père.
Maintenant,
toutefois, ces jolies images de mot n’existent plus que dans
mes souvenirs flous. De nombreuses personnes qui connaissent
une forte synesthésie dans leur enfance, la perdent
lorsqu’ils deviennent adultes. La raison peut en être en
partie psychologique. Au fur et à mesure que le cerveau
mûrit, il délimite clairement ses réponses sensorielles en
« cette vison », « ce son », « cette odeur », « ce goût » et
« ce toucher ». Les réponses sensorielles ne se chevauchent
plus. Mais les cerveaux encore immatures des bébés semblent
fonctionner très différemment. La chercheuse, Daphne Maurer,
nous dit que les bébés de moins de six mois ont tous des
réponses synesthétiques car le cerveau n’a pas encore
catégorisé ses fonctions en des compartiments distincts qui
répondent séparément aux stimuli visuel, auditif, olfactif,
gustatif et tactile. Le jeune nourrisson n’isole pas
l’expérience en des composants sensoriels distincts. Comme
Maurer l’écrit dans un article intitulé « Neonatal
Synesthesia » (synesthésie néonatale),
Les
sens d’un nouveau-né ne sont pas bien différenciés, mais
sont plutôt entremêlés dans une confusion synesthétique.
Dans leur livre,
The World of the Newborn (le monde du nouveau-né),
Daphne et Charles Maurer décrivent ainsi l’expérience
sensorielle du nourrisson :
Pour lui, son monde sent à peu près comme le nôtre sent pour
nous, mais il ne perçoit pas les odeurs comme uniquement
traversant son nez. Il entend et voit les odeurs, il les
touche aussi. Son monde est un mélange d’arômes âcres, de
sons âcres et d’autres à l’odeur amère, de visions au goût
sucré et de pressions à l’odeur acide contre la peau. Si
nous pouvions visiter le monde d’un nouveau-né, nous nous
croirions nous-mêmes à l’intérieur d’une parfumerie
hallucinatoire.
Les nourrissons
perçoivent des modèles entiers d’énergie, au lieu de modèles
distincts filtrés par l’un ou l’autre des cinq sens.
Toutefois, avec
le temps, le cerveau développe et compartimente ses
fonctions, et la fusion synesthétique de la petite enfance
fait place aux expériences sensorielles distinctes de
l’enfance plus tardive et de l’âge adulte. Une théorie, qui
peut expliquer la raison pour laquelle certains adultes
possèdent l’une ou l’autre forme de synesthésie, repose sur
le fait que l'isolement des fonctions ne s’effectue pas
complètement chez certaines personnes. À cause de ce
processus de développement incomplet, le cerveau absorbe
l’expérience sensorielle d’une manière partiellement
mélangée, les sons fusionnant avec la vue, la vue avec le
toucher, le toucher avec le goût et le goût avec les formes.
Tout un éventail d’expériences synesthétiques sont possibles
et, au cours des siècles, leurs compte rendus ont réussi à
faire surface non seulement dans les journaux scientifiques,
mais aussi dans les poèmes, les romans et même les livres
d’enfants.
Une fusion
synesthétique du son et du goût est représentée de façon
imaginative par Norton Juster dans son livre pour enfants
bien connu, The Phantom Toll Booth (le poste de péage
fantôme). Un chapitre décrit un marché où des caisses
remplies de lettres de l’alphabet sont en vente. Les clients
achètent des lettres pour faire des mots, mais aussi pour
les goûter. Comme le dit au personnage Milo,
« l’homme aux lettres » qui les vend :
« Tenez, goûtez
un A, ils sont très bons. »
Milo grignote prudemment la lettre et découvre
qu’effectivement elle est très sucrée et délicieuse, juste
comme un A est supposé goûter.
« Je savais que vous l’aimeriez, dit en riant l’homme aux
lettres qui fourre deux G et un R dans sa bouche, et laisse
le jus dégouliner sur son menton. Les A sont l’une de nos
lettres les plus populaires. Toutes ne sont pas bonnes,
confie-t-il à voix basse. Les Z, par exemple, sont très secs
et ont le goût de sciure. Et les X ? Eh bien, ils ont le
goût d’un coffre plein d’air vicié. Mais la plupart des
autres lettres sont assez bonnes…»
De telles
descriptions synesthétiques semblent peut-être familières
aux jeunes lecteurs dans la mesure où, eux-mêmes, ont fait
l’expérience de ces mélanges de perceptions dans le passé
encore assez proche de leur enfance.
La chercheuse Daphne Maurer a mené une série d’expériences
révélant que les nourrissons ne font pas de distinction
entre les stimuli visuel et auditif, mais distinguent
seulement l’intensité du stimulus, quel que soit son type.
Dans l’une de ces expériences, des bébés d’un mois ne
faisaient aucune distinction entre un éclair de lumière et
une explosion de bruits blancs d’intensité comparable. Les
mesures des battements de cœur des bébés ont indiqué qu’ils
réagissaient comme s’ils répondaient à un seul stimulus, ne
répondant qu’aux changements d’intensité. Le fait que le
changement d’intensité avait lieu pour la lumière ou le
bruit n'avait aucune importance, car ceux-ci étaient reçus
par les bébés comme s’il s’agissait du même stimulus. Tant
que la lumière ou le bruit conservait des niveaux
d’intensité similaires, la fréquence cardiaque des bébés
restait également à un niveau constant. Mais, si l’intensité
de l’un ou de l’autre des stimuli augmentait ou diminuait,
le rythme des battements de cœur des bébés changeait en
conséquence. Un changement du type de stimulus
uniquement, par exemple le passage du stimulus visuel au
stimulus auditif, ne produisait aucun changement dans la
réponse des bébés. Ce résultat a surpris les personnes se
livrant aux expériences, car il était très différent de la
façon dont les enfants plus âgés ou les adultes auraient
répondu. Ces derniers démontrent une réponse distincte à la
vision de la lumière et une autre à l’audition du son ; les
battements de cœur changeant parallèlement à un changement
du mode sensoriel, même si ces différents modes de stimulus
ont des niveaux d’intensité correspondants. Mais les bébés
observés dans cette expérience ont répondu comme si un seul
stimulus sensoriel leur était présenté, l’un étant la
lumière et l’autre, le son.
Exactement de la
même manière que les jeunes bébés perçoivent la vie comme un
mélange sensoriel, les jeunes enfants la perçoivent comme un
modèle intégré qu’ils n’ont pas l’idée de questionner, mais
simplement de vivre. Les enfants connaissent des expériences
qu’ils acceptent telles quelles et qu’ils ne pensent pas à
décrire aux adultes. C’est pourquoi de nombreux parents ne
savent jamais que leurs enfants sont des synesthètes, et que
de nombreux synesthètes ne savent pas que leur forme de
perception est inhabituelle jusqu’à ce qu’ils deviennent
adultes, et dans certains cas, ne découvrent jamais tout au
long de leur vie que leurs perceptions diffèrent de la
norme.
Comme mentionné
plus haut, certains synesthètes adultes indiquent que leur
synesthésie devient moins intense avec l’âge. Pourquoi ne
puis-je plus me souvenir de mes images de mot ? Je pense
qu’elles ont commencé à disparaître lorsque j’ai commencé à
apprendre l’alphabet, la représentation du langage
sanctionnée socialement. Je me souviens qu’à l’âge de trois
ou quatre ans, j’étais fascinée par les mots écrits et les
lettres de l’alphabet que je voyais sur les bocaux de café
et les boîtes de céréales qui se trouvaient sur notre table
de cuisine. J’étais assise là avec un crayon, les copiant
sur du papier à dessin comme s'il s’agissait d’images. Je
copiais « Café Maxwell House : bon jusqu’à la dernière
goutte » de son bocal à l’étiquette rouge et « Tarte aux
pommes Jane Parker : si bonne qu’elle vous met l’eau à la
bouche » de sa boîte plate, bleue et blanche. Je ne pouvais
pas lire les mots que je copiais ; à cet âge, je ne pouvais
lire que quelques lettres de l’alphabet, mais pas encore de
mot. Je me souviens que ce que je désirais le plus au monde
c’était d’être assez grande pour pouvoir aller à l’école et
apprendre à lire les mots que je copiais. Mon père et ma
mère m’encourageaient à copier ainsi les mots et les
lettres, et je me souviens qu’ils chantaient toujours la
chanson de l’alphabet avec moi, pendant que je les copiais.
Pendant très longtemps, la chanson « A- B-
C-D-E-F-G/-H-I-J-K/-LMNO/-P » m’a fait penser que « lmno »
était le nom d’une seule lettre. Je me souviens que mes
parents riaient tous les deux lorsque je leur demandais :
« Comment écrivez-vous lmno ? » Je me souviens encore que,
dans mon esprit, « lmno » prenait la forme d’un dessin
abstrait, ressemblant à un oiseau anguleux, jaune et marron,
avec un bec triangulaire.
Toutes les
lettres de l’alphabet que j’apprenais prenaient
immédiatement des couleurs. Je me demande parfois s’il y
avait une connexion entre les couleurs de mes images de mots
originales et les couleurs évoquées par le son des lettres
de l’alphabet, et j’aimerais pouvoir me souvenir
suffisamment de ces images pour pouvoir comparer les
couleurs.
Il m’a fallu très
longtemps pour dessiner la lettre R. J’essayais sans arrêt,
mais je n’y arrivais tout simplement pas. Mon père, voyant
ma frustration, me montrait et remontrait patiemment comment
faire, mais je n’arrivais pas à l’imiter. Et puis, un jour,
après avoir longtemps regardé la lettre R, j’ai remarqué que
sa forme était très similaire à celle de la lettre P. La
seule différence entre les deux lettres était qu’une ligne
oblique descendait de la « tête » du P. Cela signifiait que
si je pouvais faire un P, je pouvais faire un R.
Excitée, je retins mon souffle tout en prenant mon crayon et
je fis un P, puis je dessinai une ligne oblique descendante
à partir de sa boucle. Et ma théorie marcha : j’avais
dessiné un R ! Et à la différence de la lettre jaune P, sa
couleur était orange. J’étais émerveillée par le fait qu’une
lettre jaune pouvait devenir une lettre orange simplement si
je dessinais une ligne de plus !
« Papa, papa,
viens voir, j’ai fait un R ! » Mon père se précipita vers ma
petite table rouge. Là, au milieu d’une pile de dessins,
représentant des images de mot et de pages couvertes des
lettres de l’alphabet, se trouvait mon R : un petit peu
tremblant, peut-être, avec des lignes qui étaient plus
tordues que droites, mais indiscutablement un R. Mon père se
mit à sourire largement, et heureux pour moi, satisfait de
voir que son instruction avait porté ses fruits, il me hissa
sur ses épaules pour célébrer le succès avec une petite
course à dos d’homme.
Et pendant que
nous sautions autour de la petite table rouge, mes yeux sont
tombés sur notre crayon noir fait maison, qui n’était
désormais plus l’effaceur décevant de toutes les couleurs,
mais tout simplement leur cachette.
Blue Cats and Chartreuse Kittens: How Synesthetes Color
their Worlds (chats bleus et chatons chartreux : comment les
synesthètes colorent leur monde)
(originellement publié par Henry Holt & Company 2001)
Droits détenus par Patricia Lynne Duffy
Traduit par Bernadette Josephs
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Contact : plduffy@gmail.com
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